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INTRODUCTION.

osent demander au juif d’épargner un chrétien !

— Si Antonio n’est pas en règle, dit Salarino, tu ne prendras pas sa chair. À quoi te serait-elle bonne ?

— À amorcer le poisson, s’écrie Shylock qui éclate enfin. Dût-elle ne rassasier que ma vengeance, elle la rassasiera. Il m’a couvert d’opprobre, il m’a fait tort d’un demi-million, il a ri de mes pertes, il s’est moqué de mes gains, il a conspué ma nation… Et quel est son motif ? Je suis juif ! Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ? Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? Si nous sommes comme vous du reste, nous vous ressemblons aussi en cela. Qu’un chrétien soit outragé par un juif, où met-il son humilité ? À se venger. Qu’un juif soit outragé par un chrétien, où doit-il, d’après l’exemple chrétien, mettre sa patience ? Eh bien, à se venger ! La perfidie que vous m’enseignez, je la pratiquerai, et j’aurai du malheur si je ne surpasse pas mes maîtres !

Cette imprécation sublime est le plus éloquent plaidoyer que jamais voix humaine ait osé prononcer en face d’une race maudite. Quelque terrible que soit le dénoûment, elle le prépare et le justifie. Certes, si implacable qu’il soit, Shylock aura de la peine à dépasser ses maîtres. À supposer qu’il la réclame, une livre de la chair d’Antonio ne fera jamais contre-poids dans la balance des représailles à ces milliers de cadavres entassés sur