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APPENDICE.

bonne renommée, et ainsi m’en allai droit à la cour. Je demeurai vingt jours à arriver, au bout desquels je m’en allai en une maison la plus éloignée de toute conversation que je pusse trouver. Je n’osais m’enquérir de lui à mon hôte, de crainte que l’occasion de ma venue ne fût découverte. En cette confusion, je passai tout ce jour jusqu’à la nuit, chacune heure de laquelle me semblait un an. Et étant un peu plus de minuit, l’hôte m’appela à la porte de ma chambre, me dit que si je voulais avoir le plaisir d’une musique qui se faisait en la rue, je me levasse incontinent, et me misse à la fenêtre : ce que je fis aussitôt. Et me tenant coite, ayant mis la tête dehors, j’ouïs un page de dom Félix, qui avait nom Fabio, disant à des autres qui allaient avec lui : Or, messieurs, il est temps, maintenant que la dame est en la galerie sur le jardin, prenant la fraîcheur de la nuit. Et n’eut pas plutôt dit cela, qu’ils commencèrent à sonner trois cornets et une saquebute[1] avec si grande harmonie qu’il semblait que ce fût une musique céleste… Après qu’ils eurent chanté, j’ouïs toucher une lyre et une harpe, avec la voix du mien dom Félix.

Nul ne pourrait imaginer le grand contentement que je reçus de l’ouïr, car il me sembla l’ouïr en cet heureux temps de nos amours. Mais aussitôt que cette imagination vint à se changer en vérité, voyant que la musique se faisait à une autre et non à moi, Dieu sait si je n’eusse pas aimé mieux endurer la mort, et avec une angoisse qui me rongeait l’âme, je demandai à mon hôte s’il savait point à qui se faisait cette musique. Il me répondit qu’il ne pouvait penser à qui c’était, parce qu’en ce quartier demeuraient plusieurs dames et bien excellentes. Et voyant qu’il ne me rendait raison de ce que je

  1. Saquebute, espèce de trompette qu’on allonge ou raccourcit à volonté, ressemblant au trombone.