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LES AMIS.

catoire. Ses confrères, je devrais dire ses ennemis littéraires, subissaient le charme comme les autres ; il enchantait jusqu’à ses envieux : « J’aimais l’homme, avoue Ben Jonson, et j’honore sa mémoire ; c’est pour moi une idolâtrie autant que pour quiconque. Il était vraiment honnête, et d’une ouverte et généreuse nature. » Cette nature franche, expansive, affectueuse, si bien appréciée par un écrivain hostile, s’est révélée directement à nous dans une série de poëmes intimes que la postérité ne saurait trop relire. Les sonnets de Shakespeare nous apprennent ce qu’il fut comme amant, ce qu’il fut comme ami. Jamais âme humaine ne fut remuée plus profondément par l’affection. Il en connut toutes les délicatesses et toutes les violences, il en perçut les vibrations infinies, il en épuisa les joies et les douleurs, les extases et les délires. L’affection lui prouva sa toute-puissance par deux miracles : penseur, elle l’agenouilla aux pieds d’une femme galante ; histrion, elle le lia avec un grand seigneur.

L’amitié exerça sur ce tendre caractère une prodigieuse influence. Nous autres, enfants du dix-neuvième siècle, nous ne pouvons lire sans une sorte de stupeur ces poëmes où la tendresse d’un homme pour un homme s’exprime avec une telle exaltation. L’amitié en ces effusions poétiques a tout le lyrisme de l’amour ; elle en parle la langue et en usurpe le nom. « Lord of my love, lord de mon amour, » s’écrie William en invoquant son ami. « Accepte, dit-il plus loin, accepte mon amour, humble et sincère offrande, où nul autre que toi n’a de part, don de mon être en échange du tien ! » William s’est en effet donné sans réserve ; c’est pour toujours qu’il a marié son âme à l’âme du bien-aimé. Union indissoluble, conclue en dehors de toutes les vicissitudes terrestres et que la mort elle-même n’interrompra pas :