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INTRODUCTION.

à la fois de tendresses et d’injures. « Mes yeux savent ce qu’est la beauté, et pourtant ils prennent ce qu’il y a de pire pour ce qu’il y a de meilleur… Ils sont mouillés dans une baie que sillonnent toutes les proues… Mon cœur prend pour un parc réservé ce qu’il sait être le champ commun ouvert à tous (xve sonnet). Lorsque ma bien-aimée me jure qu’elle est faite de pureté, je la crois, bien que je sache qu’elle ment (xvie sonnet)… Celle dont mes yeux prévenus radotent est belle, que prétend le monde en affirmant qu’elle ne l’est pas (xviiie sonnet) ? »

En réalité, cette ironie du poëte marque le désespoir de l’amant. Le rire est sur les lèvres, mais le sanglot est au fond du cœur. « Oh ! s’écrie-t-il comme malgré lui, au xxe sonnet, de quelle puissance tiens-tu cette faculté toute-puissante de dominer mon cœur du haut de ton imperfection ? » Dans ce combat extraordinaire qu’il livre à sa passion, Will Shakespeare appelle vainement la vérité à son aide. Il a beau se dire : Cette femme est laide ! il la trouve charmante. Il a beau se dire : Elle ment ! il la croit. Il a beau se dire : Elle a un tas d’amants ! il la trouve chaste. Chose singulière que ces démentis continuels donnés par la passion à l’évidence ! Que de fois n’a-t-on pas ri de ces insensés qui, devant une courtisane, se croient devant une vierge, et qui, épris de Marion de Lorme, se figurent l’être de Jeanne d’Arc ? Et pourtant ce sont de nobles erreurs après tout, car elles naissent de l’insatiable besoin d’idéal que l’amour donne à l’âme.

Ces illusions-là ne nous étonnent pas dans un grand cœur comme Shakespeare : c’est en vain qu’il essaie de s’en défendre. Lui, ce misanthrope sublime qui s’est peut-être peint dans Timon d’Athènes, il est dominé, lui aussi, par cette passion pour une coquette, et le voilà qui pousse le cri lamentable d’Alceste :