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SONNETS ET POÈMES.

Shakespeare souffre alors ! avec quel désespoir il dit à sa bien-aimée : « Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais ne fais pas les yeux doux à d’autres devant moi ! »

Au viie sonnet, cependant, Will finit par perdre patience. Son humilité tourne visiblement à l’exaspération. « Sois prudente, s’écrie-t-il ; ne me réduis pas au désespoir, car je deviendrais fou, et, dans ma folie, je pourrais mal parler de toi. » Ainsi notre amoureux passe brusquement de la supplication à l’intimidation. Mais, elle, elle n’en tient pas compte : elle ne croit pas à la révolte possible de cet homme jusqu’ici agenouillé. Shakespeare insiste : il l’avertit encore du danger qu’elle court : « Prends garde ! tu n’es pas assez belle pour être si cruelle. » Ceci n’est plus une déclaration d’amour ; c’est presque une déclaration de guerre. Mais l’imprudente persiste dans ses dédains entêtés, et un beau matin, au lieu de l’élégie accoutumée, voici le sonnet qu’elle reçoit : « Les yeux de ma maîtresse n’ont rien de l’éclat du soleil ; le corail est beaucoup plus rouge que le rouge de ses lèvres ; si la neige est blanche, certes, sa gorge est brune… J’ai vu des roses : de Damas rouges et blanches, mais je n’en ai pas vu de pareilles sur ses joues ; et certains parfums sont plus délicieux que celui qui s’exhale de ma maîtresse. » Si nous ne nous trompons, ceci est bel et bien une épigramme. Or, il est des femmes sur qui le sarcasme a plus de prise que la prière, et celle-ci est du nombre. Elle fait une scène à Will ; « Vous ne m’aimez pas ! lui crie-t-elle. » — « Cruelle, lui répond-il malicieusement, peux-tu dire que je ne t’aime pas, moi qui adore tes défauts même ? » Will s’aperçoit que ce ton railleur réussit plus que l’autre ; aussi, il n’en change plus. Tous les sonnets qui suivent offrent un curieux mélange d’adorations et de sarcasmes. Il semble que Shakespeare veuille se venger sur la femme qu’il aime de l’amour qu’elle lui inspire, tant il l’accable