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LE VIOL DE LUCRÈCE.

vie aux êtres faibles et défaillants ? Les vieilles abeilles meurent, et leur ruche est occupée par les jeunes ; vis donc, bien-aimée Lucrèce, revis ; que ce soit toi qui voies mourir ton père, et non ton père qui te voie mourir ! »

CCLIV

Cependant Collatin s’éveille comme d’un songe, et dit à Lucrétius de faire place à sa douleur ; et alors il s’évanouit dans le sang glacé de Lucrèce, y baigne sa livide pâleur, et semble expirer avec elle un moment ; enfin une virile honte le fait revenir à lui pour vivre et venger la morte.

CCLV

L’angoisse profonde de son âme a frappé de mutisme sa langue, qui, furieuse que le chagrin la paralyse ainsi et lui interdise si longtemps les mots qui soulagent le cœur, commence à parler ; mais les accents qui affluent sur ses lèvres à la rescousse de son pauvre cœur sont si faibles, si confus, que personne ne peut distinguer ce qu’il a dit.

CCLVI

Parfois cependant il prononce nettement le nom de Tarquin, mais entre ses dents, comme s’il le déchirait. Une tempête de soupirs refoule et gonfle le flot de sa désolation jusqu’à ce que la pluie jaillisse ; la pluie tombe enfin, et les orageux soupirs cessent. Alors le gendre et le père pleurent a l’envi ; c’est à qui pleurera le plus, l’un, la fille, l’autre, la femme.