Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 15.djvu/271

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
LE VIOL DE LUCRÈCE.

beur, que Tarquin tout armé est venu à moi ; il avait ce masque d’extérieure vertu, tout souillé qu’il était de vices intérieurs ! L’accueil que Priam fit à Sinon, je l’ai fait à Tarquin, et c’est ainsi qu’a succombé mon Ilion !

CCXXII

» Voyez, voyez, comme les yeux de l’attentif Priam se mouillent à l’aspect des larmes d’emprunt que verse Sinon ! Priam, pourquoi es-tu si vieux, et pourtant si peu sensé ? Pour chaque larme que Sinon laisse tomber, il y a un Troyen qui saigne. Ses yeux jettent du feu ; ce n’est pas de l’eau qui en tombe. Ces perles rondes et limpides, qui émeuvent ta pitié, sont des projectiles de flamme inextinguible qui vont incendier ta ville.

CCXXIII

» De pareils démons empruntent leurs dehors au ténébreux enfer ! Sous cette ardeur apparente, une froideur glacée fait frissonner Sinon, et un incendie dévorant couve sous sa froideur même ; ces éléments contraires ne se combinent ainsi que pour abuser et enhardir les fous. Sinon trompe si bien la confiance de Priam par ses larmes menteuses, qu’avec leur eau il trouve moyen de brûler Troie ! »

CCXXIV

À ces mots, un tel mouvement de rage la saisit que la patience est bannis de son cœur ; elle égratigne de ses ongles ce Sinon inanimé, le comparant au malheureux hôte dont l’acte l’a rendue odieuse a elle-même. Enfin elle s’arrête en souriant : « Folle ! folle que je suis ! s’écrie-t-elle, ces blessures ne lui feront pas de mal. »