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LA PATRIE.

insistent pour une sûreté ! Je comptais, foi de chevalier, qu’il m’enverrait vingt-deux verges de satin, et c’est une demande de sûreté qu’il m’envoie ! » Foi de chevalier ! Falstaff est un chevalier, en effet, mais un chevalier dégénéré. Ce vieux capitaine goutteux, traînant la jambe le long de la plaine de Shrewsbury à la tête d’une compagnie de va-nu-pieds, ne vous semble-t-il pas la contrefaçon avilie du banneret féodal, de ce fier seigneur qui le heaume au front, le haubert sur la poitrine, l’écu au côté, la lance au poing, le pennon au bout de la lance, rejoignait jadis le ban du roi, conduisant au galop de son destrier son magnifique escadron de cavaliers ? Le champ de bataille pour sir John n’est plus un champ d’honneur, c’est un champ de foire. Où d’autres trouvent la mort, lui cherche fortune. Une expédition n’est pour lui qu’une spéculation. Il fait trafic de l’enrôlement. Il faut l’entendre lui-même avouer ses tours de racoleur et conter comment il a reçu trois cents et quelques livres pour le remplacement de cent cinquante hommes. Il a « commencé par presser de bons propriétaires, des fils de gros fermiers, des garçons fiancés dont les bans ont été publiés deux fois, un tas de douillets qui aimeraient mieux ouïr le diable qu’un tambour. « Tous se sont rachetés, et Falstaff leur a substitué un tas de gueux déguenillés : « Vous diriez cent cinquante enfants prodigues en haillons, venant de garder les pourceaux et d’avaler leur eau de vaisselle. Un mauvais plaisant qui m’a rencontré en route m’a dit que j’avais dépeuplé tous les gibets et racolé tous les cadavres ! « Les goujats de Falstaff ne possèdent entre eux tous qu’une chemise et demie ; mais bah ! le capitaine ne s’en embarrasse guère : « Ils trouveront assez de linge sur les haies ! » Pour habiller sa compagnie, sir John compte sur l’escamotage. Voilà jusqu’où il ravale le « noble » métier des armes !