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LA SOCIÉTÉ.

rait une impassibilité absolue. Elle décèle sous cette âpre volonté la plus suave tendresse, et elle ajoute à sa vertu ce complément qui l’achève, la bonté. Si Brutus n’avait pas pardonné à Cassius, sa probité aurait cessé d’être humaine. Nous aurions pu l’admirer davantage, mais il nous eût été moins sympathique. Car il aurait manqué à cet héroïsme sublime ce trait qui fait aimer, — la grâce !

Cependant le moment décisif approche. L’armée des triumvirs, poussée par une brise complice, a traversé l’Adriatique, débarqué en Illyrie et envahi la Macédoine. Brutus, impatient de combattre, veut aller au-devant d’elle et dit adieu à Cassius en lui donnant rendez-vous pour le lendemain : dès le point du jour, les légions républicaines doivent s’ébranler. Déjà la nuit est avancée. Tout dort dans le camp de cette léthargie solennelle qui précède une action suprême. Les aides de camp de Brutus, accablés de fatigue, gisent endormis sur des coussins dans la tente. Un flambeau éclaire de sa clarté vacillante toutes ces formes immobiles. Le général, que la responsabilité du lendemain tient en éveil, cause avec son serviteur favori, Lucius, qui lui répond d’une voix assoupie. Il croit trouver dans la mélodie le délassement de son insomnie, et prie « le cher enfant » de jouer un accord ou deux sur son luth, tout en lui demandant pardon de ce caprice. Lucius veut obéir au désir de son maître et essaye de chanter en s’accompagnant. Mais l’épuisement trahit son zèle ; c’est à peine s’il peut articuler les paroles et faire vibrer les cordes ; sa tête penche, sa voix n’exhale plus qu’un vague murmure ; il s’endort. « Doux être, bonne nuit ! Je ne serai pas assez cruel pour t’éveiller. Mais pour peu que tu chancelles, tu vas briser ton instrument, je vais te l’ôter. » Et le grand patriote, s’empressant de servir son petit serviteur, va retirer avec précaution des mains de l’enfant endormi le luth menacé. Après cet acte touchant qui man-