Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 10.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
77
INTRODUCTION.

tissement des générations, par l’extinction des lumières, par l’aveuglement des âmes.

Dès que César a traversé la scène, Casca, ce patricien dont la bonhomie railleuse rappelle la verve bouffonne de Ménénius, raconte en termes satyriques ce qui vient de se passer à la fête des Lupercales. Le complot des prétoriens a avorté : César, après avoir refusé trois fois la couronne qu’Antoine lui a offerte trois fois, est tombé du haut mal sur la place publique. Force a été de remettre au lendemain le coup d’État. C est demain que César sera proclamé roi par le sénat[1]. C’est demain que l’immense révolution sera accomplie. Crépuscule solennel. Le soleil qui se couche en ce moment sur la République doit se lever demain pour l’Empire.

— Brutus, songez à l’univers ! s’est écrié Cassius en quittant son ami.

Quelle nuit que la nuit qui précède les Ides de Mars ! Jamais le monde n’a traversé une ombre plus sinistre. Il semble que la nature soit menacée du même cataclysme que la société. D’étonnants phénomènes signalent un bouleversement dans les éléments : un esclave lève la main, et cette main flamboie comme vingt torches sans être entamée par la flamme. Un lion, échappé de je ne sais quel désert, erre farouche aux abords du Capitole. Les tombeaux s’entr’ouvrent et exhalent leurs morts. Des hommes incandescents errent dans les rues. Le ciel se trouble comme la terre. « Dans les rues se heurtent de farouches guerriers de feu, régulièrement formés en bataille par lignes et par carrés, le sang tombe en bruine sur le Capitole, le fracas du combat agite l’air, les chevaux hennissent et les mourants râlent. » C’est à la clarté de cette mêlée fulgurante que Brutus médite la délivrance du genre humain. — Mais comment

  1. Ici Shakespeare a rapproché les dates historiques. En réalité, c’est un intervalle d’un mois qui sépare la fête des Lupercales des Ides de Mars.