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LA SOCIÉTÉ.

L’ami fait un appel suprême à la confiance de l’ami : « Ne vous défiez pas de moi, doux Brutus. Si je suis un farceur, si j’ai coutume de prostituer les sourires d’une affection banale au premier flagorneur venu, si vous me regardez comme un homme qui cajole les gens, les serre dans ses bras, et les déchire ensuite, comme un homme qui dans un banquet fait profession d’aimer toute la table, alors tenez-moi pour dangereux. »

C’est alors qu’un bruit extraordinaire coupe la parole à Cassius. La foule, entassée dans le forum au fond du théâtre, a jeté un cri d’enthousiasme. Les deux amis se considèrent avec inquiétude, prêtant l’oreille à ce million de voix.

— Que signifie cette exclamation, murmure Brutus ? Je crains que le peuple ne choisisse César pour son roi.

— Ah ! vous le craignez. Je dois donc croire que vous ne le voudriez pas.

— Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j’aime César.

Provoqué par un incident imprévu, Brutus a laissé échapper le secret de son cœur. Le peuple romain lui a arraché un aveu que Cassius n’avait pu obtenir de lui. Nous savons maintenant la cause de cette anxiété qui depuis quelque temps le tourmente : Brutus ne voudrait pas que César fût roi, et pourtant il aime César ! Le républicain est partagé entre son aversion pour la monarchie et son affection pour César. Mais de quelle nature est donc cette affection ? — Ici il faut noter une différence capitale entre le drame et l’histoire. — Plutarque a exposé longuement les raisons qui devaient attacher Brutus à César : César s’était de tout temps montré généreux pour Brutus ; avant la bataille de Pharsale, il avait commandé spécialement à ses troupes de l’épargner ; après la bataille, il lui avait pardonné, lui avait restitué sa faveur, et, en le désignant pour la préture urbaine, avait fait de son protégé le premier magistrat de la