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LA SOCIÉTÉ.

d’émotion, de la tanière où gronde l’homme fauve. Enfin il l’aperçoit : « Ô dieux ! Est-ce bien là mon seigneur, cet homme méprisé, ruiné, en proie à la dégradation et au délabrement ! Ô monument prodigieux de bonnes actions mal distribuées ! quelle déchéance a causée une détresse désespérée ! Quoi de plus vil sur la terre que des amis qui peuvent entraîner les plus nobles âmes à la fin la plus honteuse ! » À la voix du nouveau venu, le misanthrope se détourne furieux : Arrière ! hurle-t-il. Mais le dévouement ne recule pas. Flavius est résolu à servir encore son vieux maître : le croyant toujours misérable, il lui apporte un petit pécule, fruit laborieux de ses économies, et le conjure d’en accepter l’offrande. Timon refuse de croire à la sincérité d’un tel dévouement ; et il a été tellement habitué à l’ingratitude qu’il ne sait plus ajouter foi à la reconnaissance : mais Flavius insiste en sanglotant. À la vue de ces vraies larmes, — les premières larmes humaines qu’ait fait verser sa détresse, — Timon reçoit comme une secousse extraordinaire. Il semble qu’en ce moment le vieil amour de l’humanité livre un assaut suprême à son âme pour en chasser la haine. Bouleversé par l’émotion salutaire, Timon va-t-il être guéri de la noire passion qui le mine ? « Quoi ! j’avais un intendant si fidèle, si probe et aujourd’hui si bienfaisant ! Il y a là de quoi égarer ma farouche nature. Laisse-moi regarder ton visage… Sûrement cet homme est né d’une femme. Pardonnez-moi mon emportement sans réserve contre l’humanité, dieux à jamais équitables ! je proclame un honnête homme ! » Hélas ! ce n’est là qu’une fugitive lueur. La misanthropie est trop invétérée chez Timon pour céder même au plus actif remède. À peine a-t-il eu ce retour de tendresse pendant lequel il souhaite le bonheur à Flavius qu’il est de nouveau envahi par la fureur. Sentant la crise qui approche, il supplie le cher serviteur de s’enfuir au