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INTRODUCTION.

Alcibiade ! Voici de l’or ! en avant ! sois comme un fléau planétaire, alors que Jupiter suspend ses poisons dans l’air vicié au-dessus d’une ville corrompue ! Abjure toute émotion ! Couvre tes oreilles et tes yeux d’une cuirasse impénétrable, que le cri des mères ne saurait entamer. Voici de l’or pour payer tes soldats ! Sois l’exterminateur de tous, et, ta fureur assouvie, sois toi-même exterminé ! »

Mais la terrible scène n’est pas finie. À l’aspect de l’or étincelanf, les deux courtisanes se sont approchées complaisamment du misérable qu’elles insultaient tout à l’heure. Leur cupidité est plus forte que leur dégoût. Elles flattent de leur voix la plus tendre ce prodigue monstrueux qui les fascine de son opulence inouïe. Elles offrent à ses largesses leurs charmes enivrants : « Donne-nous de l’or, Timon, sache que nous ferons tout pour de l’or. » Mais la beauté humaine, dans sa forme la plus splendide, ne saurait tenter l’ascète misanthrope. Il dédaigne ces hétaïres. Néanmoins il leur offre de l’or, à cette condition atroce qu’elles ne renonceront jamais à leur métier et qu’elles inoculeront à tous le virus mortel de leurs baisers empoisonnés : « Drôlesses, tendez vos tabliers. À vous autres on ne demande pas de serments, quoique vous soyez prêtes à jurer au risque de faire frissonner d’un tremblement céleste les dieux qui vous écoutent ! Épargnez-vous les serments. Je me fie à vos instincts. Prostituez-vous toujours. Avec celui dont la voix pieuse cherche à vous convertir, redoublez de dévergondage, séduisez-le, embrasez-le ! Que votre flamme impure domine sa fumée !… Semez les germes de la consomption jusque dans les os de l’homme, frappez ses jarrets alertes, et émoussez son énergie. Cassez la voix du légiste, qu’il ne puisse plus plaider le faux et glapir ses arguties. Infectez le flamine qui récrimine contre la chair et ne se croit pas lui-même. Rendez chauves les ruffians aux boucles frisées, et que les fanfarons épargnés par la guerre vous