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LA SOCIÉTÉ.

Que n’a-t-il, comme Antoine, un empire à offrir ! « Il me semble, avoue-t-il, que je pourrais distribuer des royaumes, sans jamais me lasser. »

Methinks I could deal kingdoms
And ne’er be weary.

« Ô mon seigneur ! lui crie son intendant, l’univers n’est qu’un mot : s’il dépendait de vous de le donner d’un souffle, que vite il serait parti ! »

O my good lord, the world is but a word ;
Were it all yours to give in a breath,
How quickly were it gone !

Flavius dit vrai. Entraîné par un tel amour, Timon ne se demande pas si sa fortune est aussi vaste que sa bienveillance ; chacun de ses actes est une largesse, chacune de ses paroles une prodigalité. À peine entré en scène, il a payé la rançon de Ventidius prisonnier pour dettes, doté son serviteur Lucilius, acheté l’épopée du poëte, le tableau du peintre, le bijou du joaillier, et retenu tout Athènes à souper. Si vous lui faites quelque représentation sur les conséquences d’une telle libéralité, il vous répond candidement qu’il n’est point inquiet de l’avenir. Telle est sa confiance en cette humanité dont il raffole, qu’il appelle de ses vœux le moment où lui-même aura besoin d’elle. Il l’avoue, il a souvent souhaité de s’appauvrir, afin de recevoir à son tour un secours qu’il est si heureux d’accorder. Donner lui semble si doux que, par crainte d’être égoïste, il voudrait procurer cette joie à autrui : « Ô dieux, dit-il les larmes aux yeux, qu’aurions-nous besoin d’amis, si nous ne devions jamais avoir besoin d’eux ? Ce seraient les créatures du monde les plus inutiles si jamais nous n’étions dans le cas de recourir à eux ! Ils ressembleraient à ces instruments harmonieux, accrochés à leurs étuis, qui gardent leurs