Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 10.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
LA SOCIÉTÉ.

de la Renaissance, construite par quelque Piranèse sur les plans grandioses de la plus magnifique hospitalité. Le portique, qu’aucune grille ne ferme, reçoit les plus humbles sous une arche triomphale. Pas de garde sur le seuil, « pas de portier, mais un homme qui sourit et invite sans cesse tous ceux qui passent. »

No porter at his gate,
But rather one that smiles, and still invites
All that pass by.

Sous les vastes colonnades de l’édifice, sur ces terrasses étagées à perte de vue, sur les perrons, le long des escaliers, à travers les galeries, circule un peuple sans cesse renouvelé de visiteurs. Entre là qui veut, dîne là qui veut. Les violes et les hautbois appellent tout le monde à la fête. Le banquet est servi, comme aux noces de Cana, avec une profusion qui tient du miracle ; et, pour se mettre à table, il suffit d’avoir faim. Le passant, vous dis-je, est invité ! Dans sa bienveillance ineffable, le châtelain ne distingue pas entre ses hôtes ; il reçoit avec une grâce égale le sénateur et le plébéien, le poëte et le marchand, l’artiste et le bourgeois, le joaillier sans nom qui lui vend un bijou et le seigneur Lucius qui lui a offert ce matin même, « par un hommage spontané de son estime, quatre chevaux blancs comme le lait, harnachés d’argent ». Il a pour tous les visages le même sourire rayonnant. Et ne croyez pas qu’aucun sentiment bas dépare cette généreuse courtoisie. N’allez pas justifier d’avance l’ingratitude des hommes envers leur bienfaiteur en répétant, avec les critiques Schlegel et Johnson, que la magnificence de Timon n’est qu’une ostentation provoquée par un vil désir de flatterie. Si la passion de la louange était réellement le mobile de Timon, accueillerait-il avec une telle indulgence ce hideux cynique qui, drapé dans sa guenille, ne répond à la politesse que par l’injure, à l’affabilité que par l’outrage ; Apéman-