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LA SOCIÉTÉ.

attirer la sympathie de la foule sur ce haïsseur de la multitude ? Comment réclamer la pitié du monde pour cet épouvantail de l’univers ? Comment apprivoiser pour la scène moderne ce fauve loup-garou de l’antiquité ?

Ce problème, en apparence insoluble, Shakespeare l’a résolu. Disons par quelle magistrale intuition.

Ici la difficulté primordiale était de justifier par des raisons suffisantes l’animosité extraordinaire du personnage. Plutarque se borne à signaler dans une phrase incidente « l’ingratitude et le grand tort de ceux à qui Timon avoit bien fait ». Lucien donne quelques détails sur cette ingratitude : il parle des flatteurs qui ont abandonné Timon après avoir mangé tout son bien ; il signale le parasite Gnathonide offrant ironiquement à son hôte ruiné une corde pour s’aller pendre, le sycophante Philiade levant la main sur le généreux bienfaiteur qui a doté sa fille. Mais ces traits isolés de perfidie suffisent-ils à rendre légitime la misanthropie de Timon ? Parce que cet homme a été trompé par quelques Grecs, a-t-il le droit de jeter la pierre à tous ? Parce qu’il a été dépouillé par de grossiers flagorneurs, est-il fondé à accuser tous ses semblables de trahison ? Shakespeare a jugé que non, et voilà pourquoi il a assigné une autre origine au ressentiment de son héros. Ce ne sont pas seulement quelques flatteurs qui ruinent le Timon anglais, ce sont tous ses contemporains. Il n’est pas la dupe d’une clique, il est la victime d’un peuple entier. Son écroulement a pour cause, non la trahison obscure d’une cabale, mais l’ingratitude éclatante d’un État. S’il est devenu insociable, c’est qu’il a été frappé par la société.

Ainsi la rancune exceptionnelle du misanthrope doit être provoquée et autorisée par des griefs exceptionnels. Mais le poëte dramatique ne s’est pas contenté d’indiquer ces griefs dans une énumération trop vite oubliée ; il a voulu les développer successivement en une série de scè-