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MESURE POUR MESURE, TIMON D’ATHÈNES, ETC.

d’attendre encore un an : et Atellius lui répondit : « Si autre profit il n’y a, au moins aurai-je d’autant plus longuement vécu. » Cassius fut fort marri de cette réponse, et en fut Atellius très-mal voulu, et pis estimé de tous les autres : tellement qu’il fut sur l’heure conclu et arrêté que le lendemain on donnerait la bataille, si tint Brutus tout le long du souper contenance d’homme qui avait bien bonne espérance, et fît de beaux discours de la philosophie : puis après souper s’en alla reposer. Mais quant à Cassius, Messala dit qu’il soupa à part en son logis avec bien peu de ses plus familiers, et que tout le long du souper il eut la façon morne, triste et pensive, combien que ce ne fût point son naturel, et qu’après souper il le prit par la main, et la lui serrant étroitement, comme on fait par manière de caresses ainsi qu’il avait accoutumé, il lui dit en langage grec :

« Je te proteste et appelle à témoin, Messala, que, comme le grand Pompéius, je suis contre mon vouloir et avis contraint d’aventurer au hasard d’une bataille la liberté de notre pays ; et néanmoins si devons-nous avoir bon courage, ayant regard à la fortune, à laquelle nous ferions tort si nous nous défions d’elle, encore que nous suivions mauvais conseil. »

» Messala écrit que Cassius, lui ayant dit ces dernières paroles, lui dit adieu et que lui l’avait convié de souper le jour ensuivant en son logis pour ce que c’était le jour de sa nativité. Le lendemain donc aussitôt comme il fut jour, fut haussé au camp de Brutus et de Cassius le signe de la bataille qui était une cotte d’armes rouge : et parlèrent les deux chefs ensemble au milieu de leurs deux armées, là où Cassius le premier se prit à dire :

« Plaise aux dieux, Brutus, que nous puissions ce jourd’bui gagner la bataille, et vivre désormais tout le reste de notre vie l’un avec l’autre en bonne prospérité : mais étant ainsi que les plus grandes et principales choses qui soient entre les hommes, sont les plus incertaines, et que si l’issue de la journée d’hui est autre que nous ne désirons et que nous n’espérons, il ne sera pas aisé que nous nous puissions revoir, qu’as-tu en ce cas délibéré de faire ? ou de fuir ou de mourir ? »