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LA SOCIÉTÉ.

chute. Rappelez-vous avec quelle inexorable rigueur Angelo exerçait le pouvoir. Ce prétendu Caton gouvernait avec la dureté de Dracon. Son avènement avait été l’avénement même de la terreur ; à peine installé, il avait exhumé du passé les pénalités gothiques qu’y avait ensevelies la désuétude. Dans ses mains, la police, au lieu d’être une égide bienfaitrice, était devenue une arme meurtrière dirigée contre tous. Il ne persécutait pas seulement la société, il frappait la nature elle-même : il punissait de mort l’amour. Mais, par une juste rébellion, la nature s’est alors retournée contre son oppresseur et l’a mordu aux entrailles. Ce bourreau des faibles a été surpris en flagrant délit de faiblesse humaine. On l’a vu, sous l’hermine de sa dignité, commettre furtivement la faute qu’il châtiait publiquement. On l’a vu violer sans vergogne les règles qu’il appliquait sans merci. On l’a vu enfin, le front baissé, la main tendue, la voix suppliante, mendier son pardon et rappeler piteusement au pouvoir cette pitié qu’il avait bannie du pouvoir. Ainsi l’expérience a été complète. Le vice de la tyrannie a été prouvé par le vice même du tyran. La justice implacable a été condamnée par la culpabilité du juge.

Voilà l’immortel enseignement que contient Mesure pour Mesure. Et ce qui ajoute encore à la solennité de cette grande leçon, c’est la date même à laquelle elle a été donnée. Le 27 décembre 1604, au soir de la Saint-Étienne, les comédiens du Globe jouèrent devant la cour d’Angleterre la pièce nouvelle du maître[1]. À cette époque critique, une nouvelle dynastie venait d’être intronisée. La nation, récemment délivrée d’Élisabeth, regardait avec anxiété l’étranger qui venait la régir : quels destins lui apportait cet inconnu ? Quel avenir lui préparait cette famille hier ennemie ? Ces

  1. Une mention constatant officiellement ce fait a été récemment découverte dans le registre des dépenses faites pour les divertissements de la cour de Jacques Ier. (Tylney’s papers.)