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INTRODUCTION.

— Oh ! fi, fi, fi !… Le vice chez toi n’est pas un accident, c’est un trafic !… Tu ferais de la clémence même une entremetteuse ! Il vaut mieux que tu meures, et promplement !

Quelle scène que cette altercation entre ce frère, réduit à implorer la honte de sa sœur, et cette sœur, forcée d’exiger le supplice de son frère ! Un génie souverain a pu seul rendre logique cette situation prodigieuse où la pudeur devient farouche jusqu’à la férocité, où la charité éclate en malédiction, où la virginité se fait fratricide. — Chez Shakespeare, comme chez tous les grands auteurs dramatiques, les caractères ne sont jamais subordonnés à l’action ; tout au contraire, c’est l’action qui procède des caractères. Le caractère d’Isabelle étant donné, elle ne peut répondre que par un refus péremptoire aux sollicitations de son frère. Et c’est ici que se manifeste la différence entre Shakespeare et ses devanciers. Les écrivains qui ont traité, avant lui, cet émouvant sujet, Giraldi Cinthio et George Wheststone ont cru impossible que, placée dans de telles circonstances, une femme résistât à la tentation de sauver son frère, même au prix de son honneur ; voilà pourquoi, dans la nouvelle de l’un, Épitia, sollicitée par Vico, se livre à Juriste ; voilà pourquoi, dans la pièce de l’autre, Cassandre, pressée par Andrugio, se donne à Promos. Shakespeare seul a pu évoquer des profondeurs du cœur humain le sentiment capable de sauver la femme de cette prostitution fatale. Ce sentiment, c’est la foi. — Animée par cette croyance qui inspire les martyrs, Isabelle doit résister au cri de la nature. La religieuse doit immoler à Dieu toute parenté ; pour prolonger une agonie terrestre, elle ne saurait compromettre une éternité de bonheur ; plutôt que de risquer la damnation, elle doit sacrifier son frère même, et jeter entre elle et l’enfer l’infranchissable cadavre de ce bien-aimé.