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LA SOCIÉTÉ.

Claudio l’abandonne. La voix de la nature, un instant dominée par l’indignation, se fait entendre de nouveau. Le condamné discute alors avec faveur la proposition qu’il rejetait d’abord avec mépris ; il va jusqu’à pallier le forfait d’Angelo : « Si c’était une faute si damnable, lui qui est si sage, voudrait-il pour la niaiserie d’un moment encourir une peine éternelle ? » Claudio ne s’aperçoit pas qu’il outrage sa sœur en qualifiant de sage le misérable qui veut la violer. La crainte de mourir le rend lâche au point d’insulter l’héroïsme et de louer le crime.

— La mort est une si terrible chose, s’écrie-t-il.

— Et une vie déshonorée une chose si odieuse, réplique Isabelle.

— Oui, mais mourir et aller on ne sait où ! être enfermé dans de froides parois et pourrir !… Ce corps sensible, plein de chaleur et de mouvement, devenant une argile malléable, tandis que notre esprit, privé de lumière, est plongé dans des flots brûlants, ou retenu dans les frissonnantes régions des impénétrables glaces, ou emprisonné dans les vents invisibles et lancé avec une implacable violence autour de l’univers en suspens ! Ah ! c’est trop horrible ! La vie terrestre la plus pénible et la plus répulsive est un paradis, comparée à ce que nous craignons de la mort.

— Hélas ! hélas !

— Chère sœur, faites-moi vivre ! Le péché que vous commettez pour sauver la vie d’un frère est autorisé par la nature au point de devenir vertu.

— Ô brute ! ô lâche sans foi ! ô malheureux sans honneur ! veux-tu donc te faire une existence de ma faute ! N’est-ce pas une sorte d’inceste que de vivre du déshonneur de ta propre sœur ?… Reçois mon refus : meurs, péris !

— Mais écoutez-moi, Isabelle.