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LA SOCIÉTÉ.

Vous devinez dans quel but Angelo affecte tout d’abord une telle rigueur. Par cette terrible sentence, Angelo fait sentir tout son pouvoir à la solliciteuse ; il compte la ployer à de nouvelles supplications ; il pense qu’elle va l’implorer, le presser, et se traîner à ses genoux. Mais ce premier calcul est déjoué. Isabelle a puisé dans sa foi la force de supporter le coup qui la frappe ; elle est résignée d’avance, elle se retire. Angelo sent que sa victime lui échappe, et vite il la retient, en lui laissant entrevoir la possibilité d’un nouveau sursis. La pieuse jeune fille demande quelle sera la durée de ce répit, afin que Claudio puisse se préparer. Le magistrat évite de se prononcer ; il revient sur la culpabilité du condamné et récrimine contre la faute commise, avec l’intention évidente de forcer son interlocutrice à excuser cette faute. Pour pallier le tort de son frère, Isabelle reconnaît qu’en effet la perfection n’est pas de ce monde. Et c’est alors que, profitant de l’aveu obtenu, Angelo lui pose brusquement cette question :

— Qu’aimeriez-vous mieux, voir la plus juste loi ôter la vie à votre frère, ou, pour le racheter, livrer votre corps à d’impures voluptés comme la femme qu’il a souillée ?

— Seigneur, croyez-le bien, j’aimerais mieux sacrifier mon âme que mon corps.

Angelo feint de ne pas tenir compte de cette réplique ; il répète sa question, mais en la précisant : Claudio doit mourir ; que ferait Isabelle, si elle pouvait le sauver en se livrant à quelque puissant personnage ?

— Je ferais pour mon pauvre frère ce que je ferais pour moi. Or, si j’étais sous le coup de la mort, je me parerais, comme de rubis, des marques du fouet déchirant et, plutôt que de prostituer mon corps à la honte, je me dépouillerais pour la tombe, comme pour un lit ardemment souhaité.

— Vous voudriez donc que votre frère mourût ?