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INTRODUCTION.

vite qu’il accoure, il arrive trop tard, il n’a délivré qu’un cadavre :

— Ô Jules César, tu es encore puissant ! Ton esprit erre par le monde et tourne nos épées contre nos propres entrailles… Amis, je dois plus de larmes à ce mort que vous ne m’enverrez verser… Je trouverai le moment, Cassius, je trouverai le moment… Lucilius, venez, venez aussi, jeune Caton ! au champ de bataille ! Il est trois heures ; et, avant la nuit, Romains, il faut que nous tentions la fortune dans un second combat[1].

Et Brutus retourne à la charge. Mais vainement fait-il des prodiges pour ressaisir dans la mêlée la victoire qu’il tenait naguère. La victoire a déserté et passé aux tyrans. Le second combat est décisif : la bataille de Philippes est perdue, — Resté seul avec une poignée de braves, Brutus a fait retraite sur un rocher qui domine le champ funèbre, et considère cette vaste plaine jonchée de patriotes. Alors une inexprimable mélancolie envahit son âme : « Le chagrin remplit ce noble vase au point qu’il déborde de ses yeux mêmes. » Brutus pleure. Il pleure, ce Brutus qui a pu ne pas pleurer, même après la mort de Portia ! Ces yeux, que la plus grande douleur privée avait laissés secs, ont des larmes pour le grand deuil public. Larmes ineffables arrachées au stoïque par les angoisses du désintéressement ! Adieu l’illusion à laquelle il avait dévoué sa vie ! Adieu la suave vision d’une humanité d’hommes libres et frères ! Adieu la douce utopie d’une société heureuse, indépendante, n’ayant d’autres lois que les lois immuables de la nature et de la raison, exerçant dans la plénitude de ses jouissances, la plénitude de ses droits ! Adieu le songe splendide de la République universelle ! Une charge de cavalerie a emporté ce beau rêve.

Ici encore le drame raccourcit l’histoire. Ce second combat n’eut lieu en réalité que vingt jours après le premier.

  1. Ici encore le drame raccourcit l’histoire. Ce second combat n’eut lieu en réalité que vingt jours après le premier.