Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1869, tome 6.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
51
INTRODUCTION.

jeta de désespoir dans les aventures de voyage, et ce fut alors qu’il entreprit cette triste expédition qui, au lieu d’aboutir à l’Eldorado, devait échouer en Guyane.

Ainsi, des trois principaux néophytes qui avaient juré d’observer avec la reine-vierge le plus strict célibat, deux avaient déjà rompu leurs vœux : Essex et Raleigh, — Essex pour épouser lady Sidney, Raleigh pour s’unir à mistress Trockmorton. Un seul tenait bon encore : c’était Henry Wriotesley, comte de Southampton, celui-là même à qui Shakespeare avait déjà dédié deux poëmes, monuments impérissables de son amitié, Vénus et Adonis et Lucrèce. Beau, jeune, érudit, riche et magnifique, Henri représentait une des grandes maisons de l’Angleterre. Si noblesse oblige, c’est d’abord à la paternité. Le respect des aïeux exige l’amour des enfants. Henri allait-il donc, pour un caprice de vieille fille, laisser finir en lui cette dynastie seigneuriale dont la fondation avait coûté tant de terreurs au chancelier de Henri VIII ? Allait-il donc éteindre en sa personne le souffle héréditaire ? Devait-il gaspiller stérilement cette fière beauté que lui avaient non pas donnée, mais prêtée ses ancêtres ? Devait-il, pour une fantaisie même royale, faire banqueroute à son père ? — Non, lui disait courageusement Shakespeare dans ses Sonnets.

« Est-ce par crainte de mouiller l’œil d’une veuve que tu te consumes dans le célibat ? Ah ! si tu viens à mourir sans enfants, le monde te pleurera, comme une épouse son époux. Le monde sera ta veuve et se désolera toujours de ce que tu n’aies pas laissé d’image de toi derrière toi[1]… Qui donc laisserait tomber en ruines une maison si belle quand, avec des soins de ménage, il pourrait la conserver avec honneur contre les rafales des

  1. Voir le sonnet CXXIX dans l’édition que j’ai publiée.