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LES COMÉDIES DE L’AMOUR.

jeune comte dans sa chambre privée. Il y eut entre la maîtresse et le favori une explication terrible, où les grands mots de haute trahison, de lèse-majesté, de prison perpétuelle retentirent au milieu des imprécations. La cour, qui écoutait aux portes, s’attendait à tout moment à voir le jeune favori sortir du boudoir royal pour se rendre à la Tour. Essex n’esquiva le coup qu’à force de platitude ; il promit de renvoyer sa femme chez sa mère et s’excusa humblement de son incartade conjugale ; bref, il fut si suppliant, si agenouillé, si lâche, qu’il resta libre. Toutefois, malgré cette réconciliation apparente, la reine ne cessait pas de l’accabler de reproches. « Dieu soit loué, écrivait John Stanhope à lord Talbot, que Sa Majesté ne frappe pas autant qu’elle menace[1] ! » L’existence qu’Élisabeth faisait à son favori était devenue telle que le malheureux implora comme une grâce la permission de s’engager au service du roi de Navarre, aimant mieux être exposé aux balles des Ligueurs qu’aux invectives de sa maîtresse.

Le funeste mariage de lord Essex avait réjoui ses nombreux ennemis ; et celui de tous qui en était le plus enchanté était le spirituel capitaine des gardes, sir Walter Raleigh. Rival du comte dans la faveur de la reine, Raleigh croyait son triomphe assuré par la disgrâce, selon lui inévitable, du nouveau marié. D’après son calcul, l’insurrection conjugale de Robert Devereux ne pouvait que faire ressortir l’édifiante humilité avec laquelle lui, Walter, persistait dans le célibat pour se morfondre au pied du trône en génuflexions platoniques. Ce courtisan émérite qui, pour mieux plaire à la reine, avait adopté le jargon précieux patroné par elle, ne reculait devant

  1. God be thanked she dolh not strike all she threats. (Lodge, Illustrations, v. II, p. 422.)