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INTRODUCTION.

monde-modèle, la capitale du pays de Passion était désignée, non comme une ville ouverte, mais comme une impénétrable place forte ; de sa plume souveraine, Élisabeth avait biffé le château de Petits-Soins, détruit le hameau de Billets-Doux, et posé en deçà du fleuve d’Inclination les colonnes d’Hercule de l’univers galant. Malheur au téméraire qui eût osé franchir les limites fixées ! Il eût entendu gronder aussitôt la foudre de la colère impériale.

Traductrice de Platon, la prude Élisabeth imposait à ceux qui l’entouraient toutes les rigueurs de l’amour platonique. Elle commandait le plus austère célibat à ses filles d’honneur comme à ses gentilshommes. « La reine, écrivait en 1589 M. Fenton à sir J. Harrington, exhorte toutes ses femmes à rester à l’état vierge autant que possible[1]. » À celle qui lui eût parlé d’un mari, elle eût répondu avec les mêmes dégoûts qu’Armande à Henriette :

Mon Dieu que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants
Qu’une idole d’époux et des marmots d’enfants !…
Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie !

L’aversion d’Élisabeth pour le sacrement du mariage tenait de la frénésie. Les Dangeaux de l’époque racontaient maints exemples de cette horreur épileptique. — Un jour Son Altesse avise la charmante cousine de sir Mathieu Arundel qu’elle savait éprise d’un des gentilshommes de sa chambre ; elle l’appelle et lui demande insidieusement si elle voudrait se marier. La belle en-

  1. The queene doth still exhort all her women to remain in the virgin state as much as may be. (Nugæ antiquæ, V, I. p. 232)