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LES COMÉDIES DE L’AMOUR.

lène de sa parole souveraine, Bertrand reste immobile. Le sang altier des barons pyrénéens se révolte et lui monte à la face.

— La fille d’un pauvre médecin, ma femme ! s’écrie-t-il, que plutôt un éternel opprobre me dégrade !

Le roi insiste paternellement. Ce prince idéal fait valoir auprès de son pupille les arguments de la philosophie la plus élevée, et lui explique le néant des distinctions sociales : — « Si elle est tout à fait vertueuse et si tu la dédaignes par cette seule raison qu’elle est fille d’un médecin, tu dédaignes la vertu pour un nom. Va, n’agis point ainsi. C’est par la qualité qu’il faut juger les choses et non par l’épithète. Si la vierge sans tache te plaît dans cette créature, je puis créer le reste. Sa vertu et sa personne, voilà la dot qu’elle t’apporte ; les titres et la richesse, voilà celle que je lui donne.

— Je ne puis l’aimer et je ne ferai pas d’effort pour y parvenir.

À ce refus hautain le roi réplique par un ordre. Tout à L’heure la raison parlait, maintenant c’est la force. Le philosophe jette sa toge et le tyran paraît.

— Mon honneur est en péril ; pour le dégager, je dois mettre en œuvre ma puissance… Allons, prends sa main, dédaigneux enfant. Songe que nous n’avons qu’à jeter notre pouvoir dans la balance pour que tu pèses moins qu’elle. Obéis à notre volonté qui travaille pour ton bien ; sinon, ma vengeance et ma haine se déchaîneront contre toi sans pitié. Parle ! ta réponse !

— Pardon, murmure Bertrand atterré, pardon, mon gracieux seigneur. Je soumets mon goût à vos yeux.

Ce dialogue entre le roi de France et le comte de Roussillon résume dramatiquement toute la querelle de la monarchie et de l’aristocratie durant le moyen âge. La monarchie féodale, de suzeraine se faisant souveraine et