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INTRODUCTION.

Shakespeare a tout fait pour rendre malaisée la victoire de son héroïne. Il a incarné dans le comte de Roussillon l’aristocratie de l’épée. Bertrand est une figure toute féodale. Frivole, ingrat, astucieux, libertin, capricieux, vaniteux, il n’a guère qu’une bonne qualité : la bravoure. Élevé comme un prince qu’il est, nourri d’adulation, gorgé d’idolâtrie, Bertrand est moralement difforme, mais il est beau physiquement. Il a cette élégance de race, cette désinvolture patricienne, cette distinction de tournure, cette noblesse de traits qui sont les armoiries éclatantes de la grâce. Et voilà pourquoi il est si séduisant. Mais malheur à celles qui s’éprendront de ce cavalier ! C’est le don Juan de la guerre. Ce qu’il aime, lui, c’est la fanfare du boute-selle, c’est le roulement du tambour, c’est le frémissement des panaches au souffle de la mêlée, c’est le hennissement du cheval de bataille, c’est le cliquetis des estocs, c’est le choc des lances étincelantes au soleil ! Est-ce à dire que la femme lui est indifférente ? Non pas. Il la recherchera, comme il le dit lui-même, à la façon capricieuse de la jeunesse, in the wanton way of youth. Il aura pour elle des fantaisies. Il courra après les aventures d’alcôve et s’amusera à suivre les filles à la brune. Gourmet de sensualisme, il sera avide de primeurs friandes ; il revendiquera partout le droit du seigneur ; la chasteté ne fera qu’irriter son libertinage ; et pour tenter une vertu, il offrira tout, fût-ce l’anneau monumental de ses pères.

Hélas ! voilà l’homme dont Hélène est amoureuse !

Pauvre enfant ! Pourquoi s’est-elle mis en tête cette passion insensée ? Pour prétendre au comte de Roussillon, a-t-elle au moins la situation sociale que Boccace a accordée, dans sa légende[1], à Gillette de Narbonne ? Est-elle

  1. Voir cette légende à l’Appendice.