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LES AMANTS TRAGIQUES.

tuer que ce seul mot : banni ! banni ! Ce mot-là, mon père, les damnés de l’enfer le prononcent dans les rugissements ! … Au gibet la philosophie ! Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi, éperdu comme moi et comme moi proscrit, alors tu pourrais t’arracher les cheveux et te jeter contre terre pour y prendre d’avance la mesure de ta fosse ! »

Quelle nuit de noces ils ont eu, les époux véronais ! Nuit de délices et de tortures ! Nuit d’extase et d’effroi ! Nuit d’immense ravissement et de désolation immense ! Entre ces jeunes gens que l’amour marie ce soir, demain l’exil prononce le divorce. Les voyez-vous dans la chambre nuptiale, allant du balcon à l’alcôve et de l’alcôve au balcon, enchantés et effarés, maudissant et bénissant chaque minute qui s’écoule, échevelés à la fois par la jouissance et par l’horreur ? Hélas ! ces étreintes si douces doivent être les dernières ; tous ces baisers sont des baisers d’adieu ! La proscription, la hideuse proscription est à la porte et n’attend que le point du jour pour les enlever l’un à l’autre. Misérables bienheureux ! il faut qu’ils rassasient en quelques heures l’infini de leurs désirs ; il faut qu’ils vivent en quelques secondes toute une éternité de tendresses… Ciel ! quel est l’oiseau qui a chanté. Est-ce le rossignol ? Est-ce l’alouette ? « C’est le rossignol, prétend Juliette ; toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour, c’était le rossignol. — C’est l’alouette, affirme Roméo, c’est la messagère du matin ! Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l’orient. Je dois partir et vivre ou rester et mourir. — Cette clarté là-bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ! c’est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit. Reste donc ! — Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort, je suis content si tu le veux