Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1868, tome 7.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
LES AMANTS TRAGIQUES.

superbes : « Oh ! il y a un mot plus terrible que la mort de Tybalt qui m’a assassinée ; je voudrais bien l’oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. Tybalt est mort, et Roméo est banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable a besoin d’un cortége de catastrophes, pourquoi, après m’avoir dit Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté ton père aussi ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : Roméo est banni, c’est tuer, c’est égorger à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni… Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! »

La scène suivante entre Laurence et Roméo est un des plus frappants exemples de la toute-puissance du génie. Ici s’offrait à l’auteur une formidable difficulté : il avait à peindre l’état mental d’un homme que l’exil arrache à tout ce qu’il aime. Pour une pareille tâche, les éléments que fournit l’observation personnelle manquaient au poëte. — Tant qu’il ne s’agissait que d’exprimer les douleurs imposées à l’homme par la vie, Shakespeare pouvait trouver dans ses propres impressions les documents qui lui étaient nécessaires. Il avait été jaloux comme Othello ; il avait pleuré un enfant comme le roi Lear ; il avait éprouvé, comme Claudio, les terreurs de la mort ; il avait épuisé, comme Hamlet, les amertumes de la mélancolie. Il avait été frappé par la nature, mais il n’avait pas été, comme Roméo, accablé par la société. Il n’avait pas subi l’épouvantable déchirement de l’homme qui est arraché par la même secousse à la patrie et à la femme adorées. Il n’avait pas été condamné à quitter pour tou-