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INTRODUCTION.

mort d’une prostituée et de son amant qu’il exige nos larmes. Omnipotence du génie ! Dans ce drame, où une épouse outragée revendique ses droits contre une courtisane, ce n’est pas l’épouse qui nous émeut, c’est la courtisane ! Celle que nous plaignons, ce n’est pas cette Octavie, si austère et si chaste, « dont la vertu et les grâces parlent une langue ineffable, » c’est cette fille perdue qu’Antoine a ramassée « comme un reste sur l’assiette de César mort ! » Celle dont le malheur nous touche, ce n’est pas la matrone romaine, c’est la catin d’Égypte !

Mais par quel moyen le poëte a-t-il pu donner ainsi le change à la conscience infaillible du spectateur et concentrer sur Cléopâtre toutes les sympathies qui semblaient dues à Octavie ? Pour opérer ce prodige, Shakespeare n’a eu qu’à dire la vérité : il n’a eu qu’à nous révéler le sentiment profond qui inspire son héroïne. Cléopâtre a dans le cœur la flamme qui purifie tout : elle aime. C’est par l’amour que la courtisane royale se relève à nos yeux ; c’est par l’amour qu’elle se réhabilite.

Oui, cet Antoine qu’elle bafoue, qu’elle harcèle, qu’elle irrite, cet Antoine qu’elle renie par instant et qu’elle tromperait sans scrupule avec un Thyréus, elle l’aime ; elle l’aime éperdument. En doutez-vous ? Voyez. Dès qu’Antoine n’est plus là, tout manque à Cléopâtre. Elle ne pense qu’à lui, elle ne parle que de lui ; elle s’enivre de mandragore pour dormir tout le temps de son absence : « Oh ! Charmion, où crois-tu qu’il est maintenant ? Est-il debout ou assis ? Est-il à pied ou à cheval ? Ô heureux coursier chargé du poids d’Antoine, sois vaillant ! car sais-tu qui tu portes ? Le demi-Atlas de cette terre, le bras et le cimier du genre humain ! En ce moment il parle et dit tout bas : Où est mon serpent du vieux