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LES AMANTS TRAGIQUES.

fauts, par ses faiblesses même. « Je l’ai vue une fois, dit le sceptique Énobarbus, sauter quarante pas à clochepied ; ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, si gracieuse, qu’elle faisait d’une défaillance une beauté, et qu’à bout de respiration elle respirait le charme. » Sa grâce est telle qu’elle survit à l’odieux. Shakespeare peut impunément lui attribuer les paroles les plus monstrueuses. « Majesté, dit Alexas à Cléopâtre, Hérode de Judée n’ose vous regarder que quand vous êtes de bonne humeur. — J’aurai la tête de cet Hérode, répond-elle impassible. » Les peuples ne sont pas plus sacrés pour elle. « Je voudrais que tu mentisses, dit-elle au messager qui lui annonce le mariage d’Antoine, dût la moitié de mon Égypte être changée en citerne ! »

Bien sûr de l’irrésistible charme de son héroïne, le poëte ne nous laisse pas d’illusions sur elle un seul instant. Dès le commencement du drame, au moment même où Cléopâtre entre en scène au bras de son amant, il nous dit ce qu’elle est avec une énergique franchise : « Faites bien attention, s’écrie-t-il, et vous verrez dans Antoine l’un des trois piliers du monde transformé en bouffon d’une prostituée. »

Take but good note, and you shall see in him
The triple pillar of the world transform’d
In a strumpet’s fool.

Ainsi, pas de réticence, pas de faux-fuyant, pas d’équivoque. Shakespeare n’a pas la timidité de Corneille ni de Dryden : il n’esquive pas le sujet, il l’aborde de front. Il ne renie pas son héroïne, il la proclame. C’est une « prostituée » qu’il intronise sur la scène ; c’est sur une prostituée qu’il attire l’intérêt ; c’est pour l’affection d’une prostituée qu’il réclame notre pitié ; c’est pour la