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LES JALOUX.

L’enseigne de Giraldi Cinthio est bien loin d’avoir cette circonspection : il dit tout au net au More que le capitaine lui a avoué ses relations criminelles avec Desdémona, et prétend avoir été si indigné de cette confidence qu’il a eu envie de le tuer. Par cette affirmation formelle, l’enseigne s’expose à un démenti formel pour peu que le More interroge le capitaine. Iago, lui, est bien plus prudent ; il se contente de déclarer qu’il a surpris certaines paroles prononcées dans le rêve par Cassio. Or, Cassio lui-même ne saurait infirmer cette déclaration ; car quel est l’homme endormi qui peut être sûr de ce qu’il dit ou ne dit pas ! Le moyen imaginé par Iago n’est pas seulement prudent, il est profondément habile. Pour un Oriental comme Othello, le rêve, c’est le reflet même de la réalité ; le rêve, c’est une dénonciation. Dans les monarchies de l’Afrique et de l’Asie, un homme pouvait être mis à mort pour avoir rêvé qu’il tuait le sultan. À la rigueur donc, le songe raconté par l’enseigne suffirait pour qu’Othello crût Desdémona criminelle. Mais afin que la persuasion soit irrésistible, l’honnête Iago tient en réserve une preuve visible et palpable. Il affirme qu’il a vu le matin même Cassio s’essuyer la barbe avec certain mouchoir brodé de fraises.

Qu’est-ce donc que ce mouchoir fatal qui va être produit comme pièce de conviction à la charge de l’accusée ? Il est le premier présent offert par Othello à Desdémona, et, nous devons en convenir, le présent est vraiment merveilleux. Ce n’est pas un mouchoir comme celui de la nouvelle italienne, lequel n’a d’autre mérite que d’être travaillé à la moresque, un pannicello lavorato alla moresca. Ce n’est pas un simple objet de toilette, c’est un talisman. C’est un mouchoir dont le tissu est magique. Une sibylle en a brodé le dessin ; les vers qui en ont filé la soie étaient consacrés, et la teinture qui le colore est