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LES JALOUX.

à la logique hellénique, elle avait révélé à son élève les secrets du ciel par l’astrologie, du nombre par l’algèbre, de la matière par l’alchimie. Devenue l’aînée dans les arts comme dans les sciences, elle avait donné à sa cadette le modèle d’une architecture inconnue, et dessiné au porche de sa mosquée l’ogive de la cathédrale. Après de tels services et de tels exploits, la race sarrasine pouvait, encore au seizième siècle, passer pour l’égale de la race latine. Venise elle-même n’était pas en droit de mépriser Grenade ; et la fière ville que domine le lion de Saint-Marc pouvait s’allier sans déchéance à la cité moresque où rampent les lions de l’Alhambra.

La fille du sénateur Brabantio n’a donc pas dérogé en épousant le fils des rois sarrasins. L’union d’Othello et de Desdémona n’est pas une mésalliance ; elle est la sympathique fusion de ces deux types primordiaux de la beauté humaine, le type sémitique et le type caucasique ; elle symbolise aux yeux de tous, le rapprochement légitime des deux grandes races rivales qui, durant tout le moyen âge, se sont disputé la civilisation du monde. Telle est évidemment la pensée du poëte lorsqu’il fait dire à son héros, dans un accès de juste orgueil : « Je tiens la vie et l’être d’hommes assis sur un trône, et mes mérites peuvent répondre, la tête haute, à la fière fortune que j’ai conquise. »

Ce n’est pas seulement l’homme extérieur que la critique a généralement méconnu dans Othello, c’est l’homme intérieur. Physiquement, elle a vu en lui un nègre ; moralement, elle a fait de lui un barbare à demi civilisé. « Nous reconnaissons dans Othello une sauvage nature apprivoisée seulement en apparence… Le More semble noble, franc, confiant, reconnaissant de l’amour qui lui est témoigné ; mais la simple force physique de la passion dissipe en un moment toutes ces vertus ac-