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INTRODUCTION.

préjugés monstrueux qui durent encore, hélas ! lui refusaient une intelligence, une âme, une volonté. Si le poëte, tentant une réhabilitation encore impossible, avait fait aimer par une patricienne de Venise quelqu’un de ces êtres déshérités, il aurait soulevé contre son œuvre toutes les préventions de son temps ; il aurait ameuté toutes les pruderies de la vanité européenne, et, au lieu de bravos, il aurait fait éclater les huées.

Il n’en était pas de même du moment que le héros appartenait à la race arabe. Celle-ci, malgré ses revers, était encore fort estimée, et, en 1601, un an avant la représentation d’Othello, Shakespeare avait pu assister lui-même à la magnifique réception faite par la reine Élisabeth aux envoyés du roi de Mauritanie. La race arabe pouvait, en effet, évoquer de glorieux souvenirs. Elle pouvait encore, au seizième siècle, montrer dans les royautés souveraines de Tunis, d’Égypte, de Tripoli et de Maroc, les ruines de cet immense empire qui avait eu pour assises l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et que le marteau carlovingien avait fait écrouler. Elle s’était mesurée avec la race germano-latine dans un duel séculaire, et, après l’avoir attaquée par la guerre sainte, avait victorieusement paré la riposte des croisades. Elle avait opposé, dans un tournoi immémorial, ses cheiks à nos chevaliers, ses émirs à nos princes, ses califes à nos empereurs. Elle avait eu ses Abdérames et ses Saladins, comme nous avions eu nos Rolands et nos Rodrigues. Et quand, par hasard, il y avait eu trêve, elle avait pu serrer, avec la main d’Haroun, la main de Charlemagne. Rivale de la race latine dans la guerre, elle avait été, dans la paix, sa généreuse émule. Initiée la première aux merveilles de la Grèce antique, elle s’était faite à Salerne la maîtresse d’école de la jeune Europe, et là, lui avait expliqué Aristote et Platon ; là, mêlant son imagination