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LES JALOUX.

Un jour, sous un prétexte quelconque, elle avait envoyé à la Tour de Londres l’ami même de Shakespeare, lord Southampton, pour le crime de s’être marié sans sa royale permission, et d’avoir rendu à une autre l’hommage qui n’était dû qu’à elle seule. La jalousie, elle l’avait dans le sang. Eh ! — mais elle la tenait de son père Henry VIII, qui sur un simple soupçon, avait mis à mort sa mère Anne de Bolein, cette autre Desdémona !

Quoi qu’il en soit, ce dut être un prodigieux spectacle que la représentation d’Othello dans la grand’salle du château de Harefield. Quelle émotion ! Voir le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Shakespeare interprété par la troupe de Shakespeare, sous les yeux et peut-être avec le concours de Shakespeare ! Quelle puissance d’illusion ils durent avoir, ces comédiens à qui l’auteur lui-même avait distribué et enseigné ses rôles ! Tous ces acteurs que le poëte traite en camarades ont reçu de lui le souffle sacré. Dans leur jeu, pas un geste, pas un mouvement, pas un mot, pas un cri, pas un murmure qui n’ait été indiqué, mesuré, étudié par le maître. — Toi, Kempe, tu entreras de ce côté ; toi, de cet autre, Fletcher ; toi, Philipps, tu baisseras la voix à ce moment ; toi, Condell, tu fronceras le sourcil en disant ce vers ; toi, Héming, tu changeras de place avec Amyn durant ce dialogue ; ici, Sly, tu passeras ta main dans tes cheveux ; pour un homme ivre, Cowley, tu vas trop droit ; toi, Burbage, pour étouffer ta Desdémona, tu tiendras l’oreiller comme ceci !… Et peut-être l’auteur d’Othello avait-il terminé cette répétition générale par ces paroles empruntées à l’auteur d’Hamlet : « Que votre propre discernement soit votre guide : mettez l’action d’accord avec la parole, la parole d’accord avec l’action, en vous appliquant spécialement à ne jamais violer la nature. »