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EXTRAIT DU DÉCAMÉRON DE BOCCACE.

femme, et, se tournant vers Ambroise, lui demanda injurieusement quand ce fut que jamais il avait couché avec elle, ainsi qu’il s’était vanté auparavant. Lequel la reconnaissant déjà et devenu presque muet de honte, ne disait mot.

Le soudan, qui avait toujours réputé cette femme pour homme, voyant et oyant ceci, devint si fort ébahi, que plusieurs fois il crut que ce qu’il voyait et oyait fût plutôt un songe que vérité. Mais toutefois après que l’étonnement fut cessé, connaissant la vérité, il éleva avec grandes louanges la vie, la constance, les conditions et la vertu de Mme Genèvre qui, jusques à cette heure, avait été appelée Sicuran ; et, lui ayant fait apporter de très-honnêtes habillements de femme et fait venir des femmes pour lui tenir compagnie, pardonna à Bernard son mari, suivant la requête qu’elle avait faite, la mort qu’il avait bien méritée ; lequel l’ayant reconnue, se jeta à ses pieds en pleurant, et lui requit pardon, qu’elle lui octroya bénignement, combien qu’il en fût mal digne, et le fit lever debout, l’embrassant tendrement comme son mari.

Le soudan commanda incontinent après qu’Ambroise fût lié en quelque haut lieu de la ville, à un pal et oint de miel, et qu’il ne fût jamais ôté de là, jusques à tant que de soi-même il tombât en pièces, et ainsi fut fait. Après ceci, il commanda aussi que tout son bien fût donné à la dame, qui n’était si petit qu’il ne valût plus de dix mille ducats. Puis fît apprêter un très-beau festin, et en icelui fit honneur à Bernard comme mari de Mme Genèvre, et à Mme Genèvre comme très-honnête femme, et lui donna tant en bagues, comme en vaisselle d’or et d’argent, et en deniers comptant, ce qui valait plus d’autres dix mille doubles ducats, et leur ayant fait apprêter un vaisseau, après que la fête fut finie, il leur