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LES JALOUX.

qu’elle possède, aussitôt qu’elle entre en contact avec un esprit véritablement créateur, il faut qu’elle se transfigure ; il faut qu’elle se soumette au caprice formidable et qu’elle garde l’impérieuse empreinte du génie souverain.

Shakespeare a donc pris la fiction de Gilbert de Montreuil, et il en a fait Cymbeline. Cette fiction, il l’a adaptée aux mœurs et à la société de son choix. Il en a transporté la scène dans un pays étrange qui n’appartient qu’à la géographie légendaire, dans je ne sais quelle Angleterre fabuleuse dont la capitale se nomme la nouvelle Troie, et où, au milieu de courtisans portant le pourpoint et le haut de chausses des mignons de Henri III, trône un roi caduc, fait chevalier par César. Le roi règne, mais c’est sa femme qui gouverne : sa femme, une de ces reines à la façon du seizième siècle, qui appellent la science occulte à l’aide de leur autorité néfaste, prennent les astres pour complices, embauchent l’alchimie dans leurs conspirations, préparent des philtres redoutables et essayent sur les bêtes les poisons qu’elles comptent éprouver un jour sur les hommes. Cette femme, qui n’a épousé Cymbeline qu’en secondes noces, a eu d’un premier lit un fils nommé Cloten, « un idiot qui ne pourrait pas apprendre par cœur que, ôté deux de vingt, il reste dix-huit. » Cette intelligence criminelle a mis bas un avorton moral : « Se peut-il, s’écrie le poëte quelque part, qu’une aussi astucieuse diablesse ait mis au monde cet âne ! » Cloten est stupide, mais il a tous les vices : il est méchant, fourbe, vaniteux, querelleur, lascif, brutal. Son humeur est une mobilité continuelle passant sans cesse du mauvais au pire. Il a pourtant une qualité : il est brave, mais brave comme une brute ; ainsi que le poëte vous l’explique, pour que vous ne l’accusiez pas de contradiction, Cloten n’a pas peur des rugissements du danger, parce qu’il