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INTRODUCTION.

sanglant, et Ginevra se sauve, ainsi qu’Imogène, déguisée en homme. Ces détails minutieux n’ont pu être empruntés par le poëte anglais qu’à la nouvelle italienne. Mais voici une révélation curieuse. Sans parler du dénoûment, qu’il a complètement modifié, Shakespeare a fait à l’intrigue, telle que Boccace l’avait laissée, deux changements considérables. Ainsi, dans le Décaméron, c’est le mari même de Ginevra qui propose le funeste pari dont la vertu de sa femme est l’objet. Shakespeare, comprenant, avec son tact supérieur, combien cette proposition eût dégradé le noble caractère de Posthumus, a attribué à Iachimo l’initiative de ce pari. — Dans le Décaméron, Ambrogiulo, voulant triompher de Ginevra, s’introduit chez elle nuitamment, sans même tenter auprès d’elle l’épreuve conciliante du tête-à-tête. Shakespeare, plus habile et plus logique, exige que le vaniteux Iachimo épuise, avant de recourir à la ruse, toutes les ressources de la séduction dont il se croit armé, et, dans une scène admirable, il nous le montre subissant auprès d’Imogène le plus humiliant échec.

Sur ces deux points Shakespeare a corrigé Boccace, et il faut avouer qu’il l’a fait en maître. Eh bien, chose étrange ! ces deux corrections si heureuses avaient été indiquées longtemps avant Shakespeare par l’auteur anonyme du Miracle de Notre-Dame. Dans le Miracle, comme dans le drame, ce n’est que sur l’insistance de son provocateur que le mari consent à accepter la gageure qui lui est offerte. C’est après que Bérenger lui a dit insolemment : « Allons, il faut parier ou se taire ; gagez avec moi, » c’est alors seulement qu’Othon exaspéré répond : « Oui, par l’âme de mon père ! »

Mais ce trait de ressemblance entre le drame et le Miracle n’est pas le plus frappant. Comme Iachimo, Bérenger essaye de gagner le pari en réalité, avant de le ga-