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LES JALOUX.

conjugal et se préparait à s’habiller, quand Jehanne ouvrit les yeux, et, toute surprise, lui demanda pourquoi il la quittait sitôt. — « Je vais à la recherche de mon écuyer, répondit Robert, et je n’aurai de repos que quand j’aurai eu de ses nouvelles. — Eh ! fit Jehanne, vous pouvez reposer, messire, car votre écuyer, c’est moi-même. » Et, pour convaincre son mari, elle lui fit en détail le récit des sept années qu’ils avaient passées ensemble à Marseille. Messire Robert était émerveillé et ravi d’avoir retrouvé, unis dans un seul, les deux êtres qu’il aimait le plus au monde, sa femme Jehanne et son écuyer Jehan.

Le lecteur ne me saura pas mauvais gré d’avoir attiré ici son attention sur le Roman de la belle Jehanne, production charmante d’un écrivain inconnu, monument trop oublié de notre littérature nationale. Ce récit, où tous les détails se déduisent et s’enchaînent, est bien au-dessus du Roman de la Violette, par sa composition même. Mais ce n’est pas seulement par là qu’il dépasse le poëme qui l’a précédé. Le Roman de la Violette est férocement tragique ; le Roman de la belle Jehanne ne sort pas un seul instant du domaine serein de la comédie. Dans l’un, la fable se développe d’une manière sauvage ; le sang coule à flots ; on ne voit partout que tueries, menaces, extermination, et deux effroyables supplices hâtent le dénoûment. Dans l’autre, la fable s’humanise et s’adoucit ; il semble que des temps meilleurs soient arrivés ; entre les personnages, plus de rancunes implacables ; le mari ne songe pas un instant à tuer sa femme qu’il croit criminelle et finit par pardonner au misérable dont il a été dupe. Le premier roman se termine par le talion ; le second se dénoue par la clémence : conclusion supérieure qu’adoptera Shakespeare.