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TROYLUS ET CRESSIDA, BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN, ETC.

TROÏLUS.

— Reconnaissant ! supplice !… Alors que les flammes les plus bleues de l’enfer — la saisissent toute vive ! Que sous le poids de tous ses crimes elle s’enfonce souillée ! Que l’hôte ténébreux — lui fasse place, et la montre au doigt et la siffle sur son passage ! — Que les âmes les plus flétries de son sexe — se réjouissent et crient : voici venir un plus noir démon ! — Puisse-t-elle…

CRESSIDA.

Assez, monseigneur ! vous en avez dit assez. — Cette perfide, cette parjure, cette odieuse Cressida — ne sera plus l’objet de vos malédictions ! — Quelques heures de plus, et la douleur eût achevé votre œuvre ; — mais alors vos regards n’auraient pas eu la satisfaction que je leur donne ainsi… ainsi…

Elle se poignarde. Diomède et Troïlus s’élancent vers elle.
DIOMÈDE.

— Au secours ! Sauvez-la ! au secours !

CRESSIDA.

— Arrière ! ne me touche pas, toi, traître Diomède ! — Mais vous, mon Troïlus unique, approchez… — Croyez-moi, la blessure que je viens de faire à mon cœur — est bien moins douloureuse que la blessure que vous lui aviez faite… — Oh ! puissiez-vous croire encore que je vous suis fidèle !

TROÏLUS.

— Cela serait trop, même si tu eusses été perfide ! — Mais, oh ! tu es la plus pure, la plus blanche innocence, — je le reconnais à présent, et je le reconnais trop tard ! — Puissent toutes mes malédictions, et dix mille autres plus — accablantes encore, retomber sur ma tête ! — Puisse quelque divinité vengeresse arracher — Pélion et Ossa de dessus les tombes des géants, — et les précipiter sur moi, plus coupable que ceux — qui ont osé envahir le ciel !

CRESSIDA.

Ne l’écoutez pas, cieux ! — Mais entendez-moi le bénir avec mon dernier souffle ; — et puisque je n’ai pas réclamé contre le dur décret — qui a condamné ma vie si courte et si infortunée, — ajoutez-lui les jours que vous m’enlevez, — et je mourrai heureuse de ce qu’il me croit fidèle.

Elle meurt.
TROÏLUS.

— Elle s’en est allée pour toujours, et elle m’a béni en mourant ! — Que ne m’a-t-elle pas maudit plutôt ! Elle est morte par ma faute ; — et moi, comme une femme, je me borne à pleurer, — Le délire m’entraîne en divers sens à la fois. — La pitié me somme de fondre en larmes, — tandis que le désespoir me tourne contre moi-même — et m’ordonne sans aller plus loin, de finir ici ma vie !

Il met la pointe de son épée contre sa poitrine.