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TROYLUS ET CRESSIDA, BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN, ETC.

Entrent Pandarus et Cressida.
PANDARUS.

Le voilà qui attend là-bas, le pauvre malheureux ; il attend là, avec un air, avec un visage, avec des yeux si suppliants ; il attend là, le pauvre prisonnier.

CRESSIDA.

Quel déluge de mots vous répandez, mon oncle, juste pour ne rien dire !

PANDARUS.

Vous appelez ça rien ! ce n’est rien ! appelez-vous ça rien ? Comment ! il a l’air pour tout le monde d’un misérable malfaiteur, juste accroché au gibet, avec son chapeau rabattu, ses bras pendant le long du corps, ses pieds allongés, son corps tout frémissant. Vous appelez ça rien ! Voilà un terrible rien !

CRESSIDA.

Et que pensez-vous d’un oiseau blessé qui se traîne avec une aile rompue ?

PANDARUS.

Eh bien ! après ? je pense qu’il ne peut pas s’envoler, c’est certain, c’est indubitable : il est sûr d’être pris… Mais si vous l’aviez vu, lui, quand je lui ai dit : Armez-vous de courage, mon homme, et suivez-moi ; et ne craignez pas les couleurs, et dites ce que vous voulez, mon homme : elle ne peut pas vous résister : il faudra qu’elle fasse une chute, comme une feuille en automne…

CRESSIDA.

Quoi ! vous lui avez dit tout cela sans mon consentement ?

PANDARUS.

Comment ! vous avez consenti ! vos yeux ont consenti ; vous lanciez du coin de vos yeux les plus humides œillades ! Vous me direz peut-être que votre langue n’a rien dit. Non, je l’accorde : votre langue a été plus discrète, votre langue a été mieux élevée, votre langue a gardé son secret : oui, je dirai cela pour vous, votre langue n’a rien dit. Vraiment je n’ai jamais vu de ma vie deux amants aussi pudiques ! aussi effrayés l’un de l’autre ! Que de troubles pour vous mettre à la besogne. C’est bon. Quand cette affaire-là sera terminée, si jamais je perds mes peines pour la seconde fois avec un couple aussi embarrassé, je consens à être peint sur une enseigne pour représenter le Labeur Inutile. Fi ! Fi ! Il n’y a pas la moindre conscience là-dedans. Tous les honnêtes gens vous crieront que c’est une honte.

CRESSIDA.

Où se montre l’être curieux dont vous me parlez ? que faut-il donner pour le voir ?

PANDARUS.

De l’argent comptant ! De l’argent comptant ! Vous en avez sur vous ! Il faut donner pour obtenir ! Sur ma parole, c’est une demoiselle aussi farouche que vous ; j’ai été obligé d’user de violenre avec lui, pour l’attirer ici : et je tirais et je tirais !…