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LES JALOUX.

tre, et à laquelle l’admiration française ne semble pas jusqu’ici avoir rendu pleine justice. À quoi donc attribuer cette froideur relative avec laquelle a été accueilli, chez nous, le Conte d’hiver ? Je serais tenté de l’expliquer par deux causes.

Et d’abord, la pièce de Shakespeare a été l’objet d’une méprise étrange, dès sa première publication : placée absurdement par les éditeurs de l’in-folio de 1623 dans la catégorie des Comédies, elle a été prise au mot de son étiquette ; elle a passé pour une espèce de conte bleu ; elle a été considérée comme une improvisation légère et fantasque, et non, ainsi qu’elle devait l’être, comme une des œuvres les plus sérieuses et les plus profondes du poëte. Le Conte d’hiver n’est pas une comédie ; c’est un drame aussi tragique, plus tragique même que Cymbeline. Car la mort d’Antigone, et surtout celle de Mamilius, émeuvent certainement plus le spectateur que le meurtre du misérable Cloten. Mais ce n’est pas seulement par cette double catastrophe que le Conte d’hiver est un drame ; c’est par la composition générale, par le ton passionné et de plus en plus élevé des scènes principales. Là, la manière de Shakespeare n’est plus ce qu’elle était dans Beaucoup de bruit pour rien. Dans cette comédie, Shakespeare a soin d’épargner au spectateur toutes les émotions pénibles ; il le met à l’avance dans le secret de toutes les situations, de sorte que le spectateur, rassuré déjà par le titre, n’a jamais à s’affliger des malheurs fictifs dont il prévoit l’issue. Quand Claudio s’en va prier pieusement sur le tombeau de sa fiancée, le public ne se laisse pas prendre à cette douleur, car il sait que ce tombeau est vide ; il a été prévenu expressément qu’Héro n’est pas morte et qu’elle doit reparaître au moment décisif. Dans le Conte d’hiver, au contraire, le poëte garde son secret pour lui seul, et il ne nous met pas un seul instant