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LES JALOUX.

Ce jugement, qui ne répugnait pas aux mœurs dissolues de l’Italie du quatorzième siècle, devait être répulsif aux instincts plus sévères des froides nations du Nord. Aussi, lorsque Chaucer transporta dans la poésie anglaise le roman de Boccace, il crut devoir modifier complètement le caractère que l’auteur italien avait prêté à Pandaro. Dans le poëme de Chaucer, Pandarus est toujours l’inséparable compagnon de Troylus ; seulement ce n’est plus le personnage touchant et solennel que nous avons vu tout à l’heure ; c’est un gaillard sans moralité ni principe, qui regarde le devoir comme un joug, la vertu comme un préjugé et la religion comme une superstition. C’est un railleur qui rit de tout et à travers tout ; c’est un sceptique qui ne croit ni à Dieu ni à diable, et qui ne garde plus dans son cœur qu’une seule foi, la foi de l’amitié. Aussi, en livrant sa nièce à son ami, Pandarus ne réclame pas l’estime publique, ainsi que Pandaro ; il fait fi de cette estime ; et pourvu que Troylus lui tende la main, peu lui importe que les honnêtes gens le saluent. En altérant si profondément la figure créée par Boccace, en lui retirant ce qu’elle avait de sympatique, Chaucer cédait aux suggestions de l’éternelle morale, en même temps qu’il ménageait les susceptibilités déjà farouches de la pruderie britannique. Les mêmes raisons qui avaient engagé le poëte à présenter l’ami de Troylus sous des traits si peu favorables, devaient le décider à remanier entièrement une autre figure, celle de l’héroïne.

La Cryseyde anglaise ne ressemble pas plus à la Brisaïda italienne que Pandarus n’a de rapport avec Pandaro. Dans l’œuvre de Boccace, Brisaïda est une femme facile, qui n’a plus d’autre pudeur que celle de sa réputation, et qui trouve très-légitime d’avoir des amants, pourvu qu’ils soient discrets. Aussi, lorsque Pandaro