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INTRODUCTION.

plus, il a les yeux caves, il est livide. — Il a la fièvre ? — Non, il a vu sa maîtresse sourire à un autre, et il est jaloux.

Cette maladie-là, les plus grands d’entre nous l’ont eue. Shakespeare lui-même en a été atteint, comme Molière. Relisez ses sonnets, et vous verrez que lui aussi, il s’est épris d’une Béjart ! Lui aussi, humble comédien, il s’est vu préférer un grand seigneur par celle qu’il aimait ; et, surcroît de misères, ce grand seigneur était son meilleur ami.

« Maudit soit le cœur qui fait gémir mon cœur de la double blessure faite à mon ami et à moi ! N’était-ce pas assez de me torturer seul, sans que mon meilleur ami fut asservi à cette servitude ? Tes yeux cruels m’ont enlevé à moi-même, mais, ce qui est plus dur, tu as accaparé mon autre moi-même[1]. »

Désenchantement suprême : avoir son ami pour rival, être déçu à la fois par les deux sentiments qui font la religion du cœur, ne plus voir dans l’amitié qu’une duperie et dans l’amour qu’une trahison ! Ce désintéressement, qui vous tend la main, vous trompe. Cette tendresse qui vous ouvre les bras, ment. Le malheur de Shakespeare jaloux du comte de Southampton, c’est le malheur de Léonte jaloux de son camarade Polixène, c’est le malheur d’Othello jaloux de son fidèle Cassio. Faut-il donc s’étonner que Shakespeare, qui avait si cruellement souffert de la jalousie, ait ramené cinq fois ce tragique sujet sur la scène ? Les douleurs que l’homme avait éprouvées et comprimées au plus profond de son souvenir, le poëte les a fait revivre et les a jetées toutes palpitantes sur le théâtre. Ce sont ses plaies intimes que Shakespeare a exposées dans les cinq pièces que vous

  1. Voir le sonnet xvii, dans la traduction que j’ai publiée.