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INTRODUCTION.

plus d’autel visible dans le monde, mais elle a gardé son temple dans le cœur humain. Son oracle, désormais, ce n’est plus la voix de la Pythonisse, c’est le cri de la passion. Et la passion n’est pas moins agitée, elle n’a pas moins de délire, elle n’est pas moins échevelée que la Sybille.

Ce n’est plus au nom d’Apollon que la Fatalité commande à Oreste d’immoler Clytemnestre ; mais c’est au nom de la tendresse filiale qu’elle force le prince de Danemark à tuer Claudius. Ce n’est plus en vertu d’une malédiction qu’elle oblige les deux frères Etéocle et Polynice à se frapper l’un l’autre ; mais c’est de par l’ambition qu’elle somme le thane de Cawdor d’égorger son cousin Duncan. Ses sacrificateurs ne s’appellent plus Agamemnon, Œdipe, Thyeste ; mais ils se nomment Hamlet, Macbeth, Othello. Ses victimes, ce n’est plus Iphigénie, ce n’est plus Cassandre, ce n’est plus Polixène, mais c’est Ophélia, mais c’est Juliette ; mais c’est Desdemona ; et tout le sang versé dans les holocaustes modernes n’est pas moins pur que celui qui coulait dans les hécatombes antiques.

L’homme s’est affranchi des dieux, soit ! mais s’est-il affranchi de la sensation ? S’est-il défait de l’instinct ? S’est-il soustrait aux entraînements ? S’est-il débarrassé des appétits ? S’est-il dépêtré du besoin ? A-t-il dépouillé l’enveloppe de nerfs qui l’étreint de toutes parts et qui le dévore comme la tunique de Nessus ? S’est-il arraché le cœur ? L’homme a-t-il cessé d’être homme ? A-t-il le moyen de ne plus aimer, ou du moins a-t-il trouvé le secret d’aimer sans être jaloux ? Non ?

La jalousie est inséparable de l’amour ; elle le suit toujours pas à pas ; elle s’attache à lui comme l’ombre au rayon, comme la nuit au jour. Née de l’infranchissable obstacle qu’une nature bornée oppose à nos expansions,