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LES JALOUX.

tout à l’heure offrait un sacrifice à Bellone ? Comment n’eût-il pas cédé au vertige des sens, lui qui venait d’adorer, dans ses voluptueux mystères, la Vénus Génétyllide ? Commander aux passions, est-ce que cela était possible ? elles étaient déesses ! Elles siégeaient, dans un éternel rayonnement, au plus haut de l’Olympe. C’était Hébé qui leur versait à boire et Iris qui faisait leurs commissions. Ah ! si l’homme leur avait manqué de respect, il aurait bien vite entendu gronder au-dessus de sa tête la foudre de Jupiter.

Donc, dans les temps anciens, l’homme n’était pas libre. Le devoir que la morale païenne lui imposait, ce n’était pas d’aimer son prochain comme lui-même, ce n’était pas de rendre le bien pour le mal, ce n’était pas de lutter contre des instincts pervers, — c’était d’obéir aux dieux et de se soumettre à leurs caprices, comme aux arrêts souverains de la nécessité.

Aujourd’hui, grâce à une religion nouvelle, les divinités despotiques, qui jadis réglaient les destinées de ce monde, se sont évanouies. Le trépied de Cumes a été renversé ; et le temple de Delphes, cette antique Bastille des consciences, a été ruiné de fond en comble. L’âme humaine, lassée d’être le pied-à-terre des dieux, s’est affranchie, dans une insurrection sublime, de la tyrannie de l’Olympe. Mais cet affranchissement l’a-t-il rendue plus libre ? — Non. Les dieux s’en sont allés, mais les passions ont demeuré. Vénus a disparu, soit ! mais l’Amour est resté. Junon a disparu, mais la Jalousie est restée. Les Furies se sont enfuies, mais la Vengeance a gardé leur place. Mars s’est sauvé, mais la Guerre a ceint l’épée flamboyante qu’il a laissée tomber. Voilà pourquoi, sur le théâtre de Shakespeare, la Fatalité est restée aussi puissante que sur la scène antique. Elle a cessé d’être adorée ; mais elle n’a pas cessé de régner. Elle n’a