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TROYLUS ET CRESSIDA.
mon frère le prêtre ; — vos gants sont fourrés de raisons. Vos raisons, les voici : — vous savez qu’un ennemi vous veut du mal, — vous savez qu’une épée maniée est périlleuse, — et la raison évite tout ce qui fait mal. — Quoi d’étonnant alors, quand Hélénus aperçoit un — Grec et son épée, qu’il mette — à ses talons les ailes même de la raison, — et qu’il se sauve comme Hercule grondé par Jupiter, — ou comme un astre égaré de sa sphère ?… Soit ; puisque nous parlons raison, — fermons nos portes et dormons ! Quant au courage et à l’honneur, — il faudrait qu’ils eussent des cœurs de lièvre pour bourrer leurs idées — de vos raisons farcies. La raison et la prudence — font pâlir le foie et défaillir l’énergie.
HECTOR.

— Frère, elle ne vaut pas ce que coûte — sa conservation.

TROYLUS.

La valeur d’un objet n’est-elle pas celle qu’on lui donne ?

HECTOR.

— La valeur ne dépend pas d’une volonté particulière, — elle doit son estimation et sa dignité — aussi bien au prix de l’objet même — qu’à son appréciateur. C’est une folle idolâtrie — de faire le culte plus grand que le dieu. — Et c’est radoter que de concevoir — un amour imaginaire pour ce qui — n’a pas même l’ombre du mérite aimé.

TROYLUS.

— Je prends une femme aujourd’hui, et mon choix — est dirigé par ma volonté ; — ma volonté a été exaltée par mes yeux et par mes oreilles, — ces pilotes qui naviguent entre les deux côtes dangereuses — du désir et du jugement. Pourrai-je repousser ensuite, — s’il arrive