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sacraient hardiment les tyrans et ceux qui troublaient l’aise des citoyens »

Pendant cette lecture, écoutée par tous dans le plus grand silence, le spectateur privilégié qui eût pu observer William Shakespeare aurait certainement remarqué d’abord sur son visage les signes d’une attention profonde. Mais il y eut un moment où la physionomie de William changea. Le jeune homme devint pensif, comme si une idée puissante s’était tout à coup emparée de son esprit. Son regard, en apparence fixé, sur la flamme du foyer, était en réalité perdu dans une rêverie sans fin. Will écouta, sans l’entendre, la lecture des dernières pages du livre. Pourtant ce n’était pas l’intérêt qui manquait à ces pages : on y racontait comment Amleth, après avoir occis le tyran Fengon, avait été élu roi de Jutland par les Danois assemblés ; comment il était devenu bigame en épousant à la fois la fille du roi d’Angleterre et la reine d’Écosse, Hermétrude ; comment il était revenu dans son pays, accompagné de ses deux femmes, et enfin comment il était mort sur le champ de bataille en combattant contre son oncle, Wiglère, que la déloyale Hermétrude avait suscité contre lui. Mais le récit de ces aventures, si émouvant qu’il fût, ne put soustraire William à la préoccupation visible qui le dominait. Évidemment le poëte était absorbé par quelque travail mystérieux. Son imagination, guidée sans doute par les premières indications du chroniqueur français, esquissait déjà les linéaments de je ne sais quelle œuvre supérieure ; les personnages dont Belleforest avait fait le naïf portrait étaient déjà pour Shakespeare descendus du cadre de la légende : pour lui, ils s’animaient, ils marchaient, ils parlaient, ils se coudoyaient, ils se colletaient, et ils vivaient d’une vie nouvelle dans un monde à la fois réel et