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HAMLET.

— Je suis à vous dans un instant. Marchez un peu en avant.

Sortent Rosencrantz et Guildenstern.

— Comme toutes les circonstances récriminent contre moi ! — Comme elles éperonnent ma vengeance rétive ! Qu’est-ce que l’homme, — si le bien suprême, l’aubaine de sa vie — est uniquement de dormir et de manger ?… Une bête, rien de plus. — Certes celui qui nous a faits avec cette vaste intelligence, — avec ce regard dans le passé et dans l’avenir, ne nous a pas donné — cette capacité, cette raison divine — pour qu’elles moisissent en nous inactives. Eh bien, est-ce l’effet — d’un oubli bestial ou d’un scrupule poltron — qui me fait réfléchir trop précisément aux conséquences, — réflexion qui, mise en quatre, contient un quart de sagesse — et trois quarts de lâcheté ?… je ne sais pas — pourquoi j’en suis encore à me dire : « Ceci est à faire » ; — puisque j’ai motif, volonté, force et moyen — de le faire. Des exemples, gros comme la terre, m’exhortent : — témoin cette armée aux masses imposantes, — conduite par un prince délicat et adolescent, — dont le courage, enflé d’une ambition divine, — fait la grimace à l’invisible événement, — et qui expose une existence mortelle et fragile — à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le danger, — pour une coquille d’œuf !… Pour être vraiment grand, — il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs — mais il faut aussi trouver grandement une querelle dans un brin de paille, — quand l’honneur est en jeu. Que suis-je donc moi — qui ai l’assassinat d’un père, le déshonneur d’une mère — pour exciter ma raison et mon sang, — et qui laisse tout dormir ? Tandis qu’à ma honte je vois — vingt mille hommes marcher à une mort imminente, — et pour une fantaisie, pour une gloriole, — aller au sépulcre comme