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ACTE III, SCÈNE I.

Tu es le débris du plus grand homme qui ait jamais vécu dans la durée des àges. Malheur à la main qui répandit ce sang précieux ! Je le prédis en ce moment sur tes blessures, qui, comme autant de bouches muettes, ouvrent leurs lèvres rougies pour me demander la voix et les paroles de ma langue. La malédiction va fondre sur la tête des hommes ; les fureurs intestines, la terrible guerre civile vont envahir toutes les parties de l’Italie. Le sang, la destruction seront des choses si communes, et les objets effroyables deviendront si familiers, que les mères ne feront plus que sourire à la vue de leurs enfants déchirés des mains de la guerre. Toute pitié sera étouffée par l’habitude des actions atroces ; et conduisant avec elle Até, sortie brûlante de l’enfer, l’ombre de César promènera sa vengeance, criant d’une voix puissante dans l’intérieur de nos frontières : Carnage[1] et alors seront lâchés les chiens de la guerre, jusqu’à ce qu’enfin l’odeur de cette action exécrable s’élève au-dessus de la terre avec les exhalaisons des cadavres pourris, gémissant après la sépulture. (Entre un serviteur.) Vous servez Octave César, n’est-il pas vrai ?

le serviteur. — Je le sers, Marc-Antoine.

antoine. — César lui a écrit de se rendre à Rome.

le serviteur. — Il a reçu les lettres de César. Il est en chemin, et il m’a chargé de vous dire de vive voix… (Il apercoit le corps de César.) Ô César !

antoine. — Ton cœur se gonfle : retire-toi à l’écart et pleure. La douleur, je le sens, est contagieuse ; et mes yeux, en voyant rouler dans les tiens ces marques de ton affliction, commencent à se remplir de larmes. — Ton maître vient-il ?

le serviteur. — Il couche cette nuit à sept lieues de Rome.

antoine. — Retourne sur tes pas en diligence, et dis-lui ce qui est arrivé. Il n’y plus ici qu’une Rome en deuil,

  1. Havock ! (dévastation, carnage) était en Angleterre, dans les anciens temps, le cri par lequel on ordonnait aux combattants de ne faire aucun quartier.